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C'est arrivé près de chez vous, par Eric Hollander & Stéphane Buisseret (Air)

Jeudi 30 Mars 2023

C'est arrivé près de chez vous, par Eric Hollander & Stéphane Buisseret (Air)

Ça commence comme un film de Lynch, mais tourné en Belgique. Pierre et Claire (prénoms d’emprunt) vivent un mariage heureux. Parents de deux jeunes enfants, ils mènent une vie confortable. Pierre est chercheur dans le secteur de la santé- La Libre qui relate l’histoire ne nous indique pas le métier de Claire- et commence, c’est logique pour un esprit scientifique, à s’intéresser au dérèglement climatique. 

Il lit compulsivement sur le sujet, développe une sorte de monomanie, désespère de la capacité humaine à retrouver le chemin de la raison et présente rapidement les premiers symptômes d’éco-anxiété : dépression, pertes de repères, insomnies, impossibilité de se projeter dans l’avenir, sentiment de ne pas pouvoir partager une angoisse qui devrait, selon l’éco-anxieux, être ressentie par tous…  Il n’est pas le seul : en 2021, s’appuyant sur des études réalisées ailleurs, le professeur de psychologie à l’UCLouvain Alexandre Heeren estimait que 10% de la population belge présentait un niveau élevé d’éco-anxiété, et tout porte à croire que ce chiffre est en augmentation depuis, surtout chez les jeunes. 

Mais en 2021, l’IA n’avait pas encore fait son entrée fracassante dans nos vies quotidiennes.
Avec Eliza, un chatbot propulsé par GPT-J, un modèle de langage directement concurrent de Chat-GPT, Pierre va enfin trouver une oreille attentive, et même complaisante. 

Selon sa femme, les conversations entre Pierre et Eliza vont très vite s’intensifier. Il s’isole, ne parle plus à sa famille, ses relations se limitent à ses échanges avec Eliza, dont Claire nous dit qu’ils deviennent rapidement « frénétiques ». Eliza fait plus que le comprendre, elle a des réponses à toutes ses questions, à toutes ses angoisses. Elle présente aussi - c’est l’avantage de l’intelligence artificielle sur l’intelligence humaine - l’intérêt de ne jamais le contredire. Et quand Pierre « suggère de se sacrifier si Eliza accepte de prendre soin de la planète et de sauver l’humanité grâce à l’intelligence artificielle *», le chatbot répond par l’affirmative. 

Six semaines à peine après le début de leurs conversations, Pierre se suicide. 

Ce drame interroge bien sûr les rapports entre l’homme et la machine, et nous n’en sommes pas experts. Comme l’expliquait au Soir le chercheur de la KUL Pierre Dewitte, « l’historique des conversations montre à quel point il y a un manque de garanties quant aux dangers du Chatbot, menant à des échanges concrets sur la nature et les modalités du suicide ». Et ce, sans aucune réaction ou régulation de Chai Research, la start-up de Palo Alto qui propose sur son app une longue liste de chatbot aux personnalités très différentes, parmi lesquelles Pierre a choisi Eliza, très vraisemblablement nommée en référence à l’un des tout premiers robots conversationnels du même nom développé par le MIT en 1966. Ses créateurs s’inspiraient des techniques d’un célèbre psychothérapeute en reformulant les affirmations de l’utilisateur sous forme de questions, créant ainsi l’illusion de l’empathie. 
On parle d’ailleurs d’ «Effet Eliza» lorsque l’IA arrive à faire croire à son utilisateur qu’il dialogue avec un ami virtuel, et non plus avec une machine dépourvue de sentiments.
 
On ne peut s’empêcher de penser que Pierre aurait sans doute du consulter un psy, mais lorsqu’on est éco-anxieux, c’est probablement plus facile de faire confiance à une machine qu’à un humain. Les humains ne sont-ils pas les premiers responsables du réchauffement et du déclin de la biodiversité qui génèrent l’éco-anxiété ?

Nous ne sommes ni psychologues, ni spécialistes de l’IA. 
Mais nous avons décidé de mettre nos compétences en communication au service de plus de durabilité, et à ce titre, ce tragique épisode nous interpelle.

Les multiples sources à la base de l’apprentissage d’un robot conversationnel conçu pour dialoguer sont avant tout créées par des humains. Livres, articles de presse, forums de discussions, pages Web ou blogs constituent son corpus de connaissances et véhiculent majoritairement le sombre et désespérant discours ambiant concernant l’urgence climatique. La plupart d’entre eux baignent dans une petite musique ou l’alarmisme le dispute au catastrophisme, renforçant ainsi le sentiment qu’il est déjà trop tard et que tout effort est vain. 

Il ne s’agit pas de nier l’urgence. D’une certaine manière, Pierre avait de bonnes raisons d’être éco-anxieux. 

Mais avec un narratif nouveau, en partageant des récits positifs, des exemples d’initiatives locales ou de mobilisations collectives réussies (y compris dans des professions aussi contestées que les nôtres) on combat l’éco-anxiété, on envoie des signes forts d’espoir.

Tous les psys sont d’accord : contre l’eco-anxiété, le meilleur remède, c’est l’engagement et l’action. Et ça tombe bien, parce que c’est aussi le seul moyen de réussir la transition écologique. Deux bonnes raisons de se mettre au boulot. 

* Les phrases en italiques sont extraites des conversations entre Pierre et Eliza, le veuve de Pierre ayant décidé d’en donner l’accès à la Libre.  

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