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The AI Native Generation, par Nicolas Bataille

Jeudi 5 Juin 2025

The AI Native Generation, par Nicolas Bataille

Il fut un temps où l'on classait les générations en fonction de leur contexte socio-économique, des guerres, des crises ou encore de leur rapport à la technologie. On a connu les Baby Boomers, la Génération X, les Millennials, la Gen Z… Aujourd’hui, on parle de la Gen Alpha, ces enfants nés à partir de 2010, plongés dès la naissance dans un monde ultra-connecté, façonné par les écrans, les réseaux sociaux, les objets intelligents.

Mais si cette classification avait déjà un parfum de recyclage marketing, je pense qu’elle est aujourd’hui dépassée par un phénomène bien plus profond. Car il ne s’agit plus simplement d’une génération née avec l’Internet dans la poche. Il s’agit désormais d’enfants qui grandissent avec l’intelligence artificielle générative comme compagnon d’apprentissage, de jeu, de réflexion et parfois même d’arbitrage familial. Je parle ici de la génération AI Native.

Chez moi, ce constat est devenu une évidence. Ma fille Mélodie, 12 ans, et mon fils Léon, 9 ans, utilisent régulièrement ChatGPT comme nous utilisions autrefois un dictionnaire, une encyclopédie, ou parfois même notre bon vieux bon sens. Lorsqu’une discussion s’engage à table (par exemple pour savoir si les crocodiles ont connu les dinosaures, si un humain peut vivre sans coeur pendant quelques jours, ou pourquoi on ne fabrique pas des billets de 1000 euros à volonté), l’instinct parental reprend le dessus. On répond, on improvise, on brode parfois. Un petit plaisir narcissique de parents qui aiment montrer qu’ils ont encore quelques restes de culture générale.

Mais très vite, les enfants prennent le relais : « On demande à ChatGPT ? ». Et c’est là que tout bascule. Le smartphone est dégainé, l'application ouverte, et la question posée, souvent à la voix. En moins de dix secondes, une réponse argumentée, nuancée, parfois illustrée d’un exemple, s’affiche ou est énoncée calmement par l’assistant vocal qui prend parfois un accent canadien ou italien (ça fait rire les enfants). Et dans bien des cas, elle est meilleure que la mienne. Plus complète. Plus exacte. Moins émotionnelle. Elle ne bluffe pas quand elle doute, elle le dit. Et surtout, elle ne cherche pas à avoir raison : elle cherche à être utile.

Ce qui me fascine, ce n’est pas que mes enfants utilisent un outil aussi puissant. Ce qui me fascine, c’est la fluidité avec laquelle ils le font. Il n’y a aucun temps d’adaptation. Aucun sentiment de magie ou de nouveauté. Pas de distance entre l’humain et la machine. Ils interagissent avec ChatGPT comme ils le font avec moi ou leur institutrice. Ils savent reformuler la question quand la réponse ne leur convient pas. Ils savent détecter une information vague ou suspecte. Ils ont déjà, sans que je ne leur apprenne, l’instinct du prompt bien formulé.

Cela va bien au-delà d’une révolution technologique. C’est une mutation cognitive. L’IA n’est pas pour eux un outil, c’est un réflexe mental. Elle devient une extension de leur raisonnement, un miroir pour leur curiosité, un prolongement de leur pensée critique. Et dans cette relation, ce n’est pas tant la machine qui impressionne, mais la manière dont les enfants s’en emparent.

Alors bien sûr, en tant que parent, on oscille entre fierté et vertige. Fierté de voir que nos enfants apprennent à dialoguer avec la complexité. Vertige de sentir que nos repères éducatifs traditionnels ne suffisent plus. Comment valoriser la mémoire, la culture générale, la rigueur intellectuelle, quand une IA est capable de vous servir tout cela sur un plateau, 24h/24, sans effort apparent ? Comment ne pas céder à la tentation de la délégation permanente ? Et surtout, comment s’assurer qu’ils ne deviennent pas simplement des consommateurs d’intelligence, mais des constructeurs de pensée autonome, même en s’appuyant sur l’IA ?

Cette question me hante. Et elle devrait nous hanter, collectivement. Car ce que nous vivons à l’échelle familiale, nous allons le vivre à l’échelle de l’éducation, de la culture, du travail, du marketing. La génération AI Native n’est pas une vue de l’esprit. Elle est déjà là, dans les classes, dans les foyers, dans les apps que nos enfants maîtrisent mieux que nous. Elle interagit avec les algorithmes, apprend à détecter leurs limites, expérimente leurs possibilités, les remet parfois en question.

Et nous, que faisons-nous ? Sommes-nous en train de former ces enfants au bon usage de l’intelligence artificielle ? Ou sommes-nous simplement en train de les laisser expérimenter sans boussole ? Les écoles sont-elles prêtes à enseigner la science du prompt (comme les écoles primaires en Asie), l’éthique des données, la vérification de l’information ? Les marques sont-elles prêtes à dialoguer avec des jeunes pour qui le search ne passe plus par Google, mais par une conversation instantanée avec un assistant virtuel ?

Dans ma vie de consultant et de stratège digital, je vois déjà les premiers signes de cette bascule. Les enfants nés après 2010 interagiront avec les interfaces comme nous avec nos carnets d’adresse : naturellement, sans réfléchir, sans tutoriel.

Leur fidélité à une marque dépendra de sa capacité à répondre, à comprendre, à générer du contenu utile, à s’adapter en temps réel. L’expérience client ne sera plus linéaire. Elle sera conversationnelle, co-construite, mouvante. Et elle se jugera à l’aune de la pertinence de l’IA mise à disposition.

Nous n’éduquons pas une génération de consommateurs passifs. Nous formons (ou devrions former) des copilotes de l’intelligence artificielle. Et cela commence à la maison, par ces petites questions du quotidien qui se terminent, souvent, par un : « Demande à ChatGPT ».

Alors oui, appelons-la ainsi : la génération AI Native.

Pas seulement parce qu’elle est née dans un monde d’intelligence artificielle. Mais parce qu’elle est en train de redéfinir ce que signifie savoir, comprendre, apprendre, collaborer. Et peut-être aussi, ce que signifie être humain à l’ère des machines qui parlent.

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