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Une façon de parler, par Bruno Liesse

Dimanche 21 Septembre 2025

Une façon de parler, par Bruno Liesse

J’entends souvent cette phrase quand j’attrape quelqu’un dire une bêtise. Enfin, à mes yeux en tous cas, ou à mes oreilles, plutôt. Vous pouvez tout faire passer avec « c’était une façon de parler ». En dehors de ce qu’on ne peut plus du tout dire, au sujet de votre sexe indéterminé, de vos piercings et tatouages divers, de vos origines - ethniques, oui, oui - ou de vos opinions politiques qui sont apparemment toutes mauvaises, et d’ailleurs, on ne parle pas de politique ni de salaire, ce n’est pas bien. Pas non plus de vos destinations de vacances pleine de carbone ou « très chères » (« mais comment font-ils ? »), de votre partenaire qui ne satisfait pas (ça vient de vous, ceci), de vos enfants et de la façon dont vous les gérez, de ce que vous mangez qui n’est pas bio ou vegan.

Bref, comme sujet, il reste le boulot, et encore : c’est nul d’après les jeunes. Bien mieux de parler d’une série, d'un tik tokeur ou d’un game, au moins vous êtes dans la vraie vie. Et donc dans les façons de parler, vous avez des phrases toutes faites, si vous regardez bien ce qui se déroule sur les réseaux sociaux. Quand on ne peut presque plus causer de rien, il ne faut pas s'étonner que tout le monde dise la même chose.

“It has been an amazing journey.” Je pense lire cette phrase tous les deux jours sur au moins une plateforme, et elle fait plus que me troubler, elle m’énerve terriblement. Surtout le "amazing", et pas le "journey" qui ne signifie pas la journée en mode mal prononcé comme tout le monde le sait. D’abord, les jeunes qui débarquent à leur premier boulot, ou les moins jeunes qui s’étonnent d’en avoir encore un (comme moi) formulent tous ce même émerveillement superlatif. Super laxatif, oui. J’espère qu’ils ne sont pas copywriters, parce que dans le genre, leur créativité est tout sauf "amazing". 

Nous aussi avons l’omniprésent "exciting". Tu le vois ou l’entends si souvent qu’il en a perdu sa substance, son sens. Avec des excitations partout, on en devient impuissant. Puis franchement, c’est "amazing" ou "exciting" parlant de quelques semaines ou quelques années dans le marketing, on voit que - pour citer mes disgressions plus haut -, ces gens ne partent pas loin en vacances, mangent des légumes à la terre, s’occupent de leurs gosses à chaque moment de libre ou font des marches en Ardennes le dimanche. Si tu vas à Ténériffe ou à Barcelone à Noël en plantant la famille, que tu manges des raclettes en été, que tu visses tes gosses devant la TV - ou leur phone dirons-nous actuellement - pour sortir avec des amis, que tu prends des longs weekends en Champagne et que tu vas au Pukkelpop ou chez Oasis alors que ça coûte trop cher, alors tu peux m’écrire que c’est "exciting", limite "amazing". Les Teams en caleçon ou les apéros du vendredi à 16h, inclus.

Et puis quelques posts ou jours plus loin, après le « You have been a fantastic team », on aura droit au « Open for a new challenge ». C’était donc ça. La grande aventure était un stage ou un job, la merveilleuse équipe étaient constituée de quelques ploucs avec leurs écouteurs sur le même plateau que toi, et le nouveau "challenge" sera le futur emploi potentiel : on n’est pas dans un reality-show, on prendra ce qu’on pourra, selon qu’on ait plus de 45 ans ou pas, une couleur dans la gamme (ou pas), un sexe discutable et un usage des langues qui, bien entendu, va beaucoup évoluer dans les mois à venir.

Et pour faciliter les démarches des jeunes candidats qui, au départ, ne souhaitent exclusivement qu’un job avec du sens sociétal et un joli salaire de démarrage (ces deux conditions font que c’est déjà mort avant d’aller plus loin), des horaires flexibles et des formations permanentes à la carte, j’ai lu ceci de troublant comme conseil sur les réseaux : « Rappelle-toi que Ton patron n'est pas ton ami. Ton bureau n'est pas ta maison. Ton travail n'est pas ta famille. » Moi ça me change un peu tout de même de ce que j’ai vécu dans les années nonantes (et que dit-on ensuite, les années cents ?). J’ai eu plusieurs patrons ou patronnes qui sont devenus des potes. En semaine, je passais autant de temps en mode veille au bureau qu’à domicile : comptez bien, si c’était un full time, ça colle sauf si tu te lève à 4h30. Après, pour confondre sa maison avec le bureau, et sa famille avec des collègues en flex desk, il faut vraiment être perché. 

Mais je vois ce que ces jeunes coaches veulent dire. Le travail, c’est un mal nécessaire, c’est le côté sombre de la vie, et c’est bien connu : ceux qui travaillent beaucoup, en dehors des indépendants bien sûr - ils sont tous millionnaires ces veinards, et bien ce sont des personnes malheureuses qui se réfugient dans leur activité professionnelle. Pour tout oublier, un peu comme l’alcool, voyez-vous. D’où le fait d’être "workaholic", c’est de là que cela vient sûrement, et pour le plus grand bonheur des patrons. Alors évidemment ça tombe en "burn out", ou en "bore out". Je n’ai toujours pas compris ce dernier truc, mais cela a l’air pire, d’ailleurs c’est arrivé après : c’est donc sans doute une aggravation.

Heureusement vous avez désormais des coaches en analyse transactionnelle et gestion des émotions. Le tout pour améliorer vos performances, que vous soyez bleu, rouge ou vert. Attention, on ne parle pas de politique ici (jamais, rappelez-vous) ni de vos origines spéciales, mais de votre profil psychographique. Car vous en avez un malgré vous, et malgré qu’on ne vous en ait pas parlé pendant vos études. En gros, c’est à la fin de votre carrière, laquelle arrive quand même souvent un peu plus tôt que prévu, que vous allez en apprendre beaucoup sur vous.

Dans le package de votre C4, vous aurez droit à ces analyses et un service d’outplacement. Le mot en dit long. Vous ne retrouverez pas de job, ou vraiment pas de suite, et pas au même endroit, mais vous aurez appris à mieux vous connaître. Je vous vois sourire, et vous avez raison, c’est très important. Savoir pourquoi on est largué. 

Waow! Well done! Congrats! Bravo! Excited for your new chapter! Happy for you! Felicitations!

Façon de parler, bien sûr.

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