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Les maisons de production à l'ère de l'IA

Jeudi 22 Février 2024

Les maisons de production à l'ère de l'IA

Nous ne vous apprendrons rien, l'intelligence artificielle est partout, et donc, forcément aussi dans la production audiovisuelle, et plus spécifiquement, dans la production de spots publicitaires.
 
Nous sommes allés à la rencontre des principales maisons de production belges, afin de déterminer l’impact actuel et, surtout, à venir de l’IA dans leur quotidien, mais aussi ses éventuels effets collatéraux. 
A noter que ce dossier a été bouclé quelques jours avant l'annonce du lancement de Sora par OpenAI. 

Première question : avez-vous déjà eu recours à l’IA dans le cadre de la production d’un spot publicitaire ?

« Nous l'utilisons lors des pitchs, pour la recherche, les notes d’intention, ainsi que pour la création de storyboards », se lance tout d’abord Ruben Goots, Founder Partner & Executive Producer chez Hamlet. 
Même son de cloche du côté d’Émeline et Julien Fouya, la fratrie à la tête de Disturb Studio, mais un peu plus en aval : « Nous l’utilisons quotidiennement au stade de la pré-production. Elle nous offre un gain de temps et une flexibilité considérables pour la visualisation des approches créatives, principalement par la génération d’images, d’animations test et de voix-off. »
 
Avec pour premier effet collatéral, histoire d’être immédiatement dans le bain : « Les méthodes traditionnelles de storyboarding et de création d’animatics vont probablement disparaître à moyen terme. » Et, avec elles, forcément, des talents "traditionnels" derrière ces expertises.
 
« La technologie est suffisamment mature pour être utile dans certaines tâches, comme le réglage ou la création d’images fixes », développe Kris Janssens, Head of VFX chez Loom, la division dédiée du groupe Caviar, avant de nuancer et, surtout, de rassurer, du moins à court terme. « Dans le domaine des images animées, il reste encore beaucoup à faire. Il n'est pas nécessaire d'avoir un œil très exercé pour sentir que quelque chose ne va pas, et la main de l'artiste est souvent nécessaire pour obtenir des résultats de qualité. La technologie évolue cependant à un rythme de plus en plus rapide. Il ne faudra probablement qu’un an ou deux pour surmonter ce dernier obstacle. »
Sage comme une image

Justement, deuxième question : qu’est-il raisonnablement possible de faire actuellement avec l’IA en termes de production audiovisuelle ? 

​« Pour l’instant pas grand-chose, à part des interventions ponctuelles », estime François Mercier, patron de Lovo, producteur et réalisateur à ses heures (et en charmante compagnie sur ce deepfake).
« Nous sommes encore très loin du spot réalisé de la première à la dernière seconde en I.A ! Cela dit, je pense néanmoins que tout cela va évoluer très vite. » 

« Actuellement, la technologie n’est pas encore assez aboutie et stable, que pour réaliser un spot complet, mais elle le deviendra certainement très rapidement », abonde encore la Head Of Production de Toast, Stéphanie Deleuze. 
 
« À mon avis, il est essentiel de faire une distinction claire entre les différentes formes de contenu audiovisuel », ajoute Ruben Goots. « En ce qui concerne les films produits par Hamlet, basés sur un scénario narratif et impliquant des artisans spécialistes, je suis convaincu que l'IA servira principalement à accélérer les processus et à remplacer éventuellement certaines technologies et fonctions. » Et de prêcher pour sa chapelle : « Cependant, l'IA ne remplacera jamais complètement le rôle du producteur. Sa tâche reste de réunir des experts, y compris des personnes maîtrisant l'IA, pour produire un film dans un budget donné. »
 
 « Les limitations actuelles concernent principalement le contrôle ou la modification du résultat des images générées par l’IA », précise Kris Janssens. « Ici, on ressent clairement le fossé entre l'homme et la machine. Il est beaucoup plus intuitif de briefer un artiste ou un créatif, et de le guider dans une certaine direction, plutôt que de guider un logiciel. Vous trouvez beaucoup de mèmes sur ce problème sur le Web : les gens continuent de demander de changer une chose, et le générateur d'IA continue de l'interpréter de manière complètement fausse. »
 
Le meilleur ami de l’homme pressé
 
Si, manifestement, nous n’y sommes pas encore, à quoi peut-on objectivement s’attendre, quand nous y serons ?

« A moyen terme, l’IA va permettre de personnaliser les films de manière plus précise, avec beaucoup de réalisme. C’est tout un nouveau terrain de jeu qui s’ouvre à nous, et à chaque spectateur », assurent à nouveau en chœur les Fouya. 
Eurydice Gysel, Managing Partner chez Czar : « Je vois des opportunités pour créer des backgrounds ou des éléments dans celui-ci pour compléter une scène déjà filmée. Par ailleurs, l’IA va accélérer la CGI, ainsi que la création des designs, tests sur des textures, etc. Je vois des tests très rassurants dans le doublage et la synchro labiale. Il s'agit à la fois de la manipulation d'images et de l'adaptation auditive. Cela pourrait nous aider à produire des pubs en plusieurs langues. »
IA vs VFX
 
Ce qui nous amène tout droit à la question suivante : quelle est la valeur ajoutée de l’IA par rapport aux effets spéciaux ? Que permet-elle en plus ? 
Pour le coup, tous nos interlocuteurs s’accordent à dire que l'intelligence artificielle est plutôt bénéfique à ce niveau, à commencer par nos amis de Disturb.

Émeline Fouya : « L’IA améliore la qualité et la vitesse de génération des SVFX. Le gain de temps obtenu dans le traitement des effets complexes se traduira par un accès plus large et systématique aux VFX, même pour des productions à petits budgets. »
Même François Mercier y voit un avantage non négligeable : « Certaines choses qui nécessitaient une grosse équipe de post-production et de longs calculs peuvent désormais se faire beaucoup plus rapidement. L’automatisation des tâches permet d’aller plus vite pour beaucoup moins cher. »
 
Viva la revolución?
 
Nous l’avons vu, le débarquement de l’intelligence artificielle dans le merveilleux petit monde de la production audiovisuelle en est encore au stade des balbutiements, mais la donne pourrait changer très vite. Est-ce une menace ou plutôt, une opportunité ? Une fois encore, tout dépend de comment on voit le verre…
 
« L’IA n’est absolument pas une menace », assène Ruben Goots. « À nous de l’embrasser comme il se doit, car elle servira de moyen pour simplifier, accélérer et même améliorer les productions audiovisuelles. Elle entraînera évidemment certains changements dans les fonctions et les méthodes de travail, mais l'essence demeurera, parce que les films seront toujours créés et réalisés par des artisans. En outre, à l'avenir, l'utilisation appropriée de l'IA dépendra également de ces experts. »
 
« La seule manière de ne pas se sentir menacé par l’IA est de l’intégrer le plus rapidement possible dans le processus de production, de profiter de l’outil », assure-t-on chez Disturb. « Le piège serait de se contenter de films avec peu de valeur ajoutée, répétitifs et standardisés. Des vidéos écrites et produites par des IA existeront certainement, mais à côté de ce contenu de masse, cohabiteront des films portés par des visions plus originales, des approches surprenantes et personnelles de réalisateurs. A nous de défendre et valoriser leurs approches, mais également d’éviter l’appauvrissement créatif, le conformisme et la standardisation. »
 
Même discours combatif chez François Mercier, mais pour d’autres raisons : « Il est clair que les maisons de post-production sont en danger. Certains emplois peuvent être menacés, car moins de main d’œuvre sera nécessaire pour certaines tâches. Les clients pourraient également mettre une pression supplémentaire sur la rapidité des services et leur coût. » Avant de tempérer : « J’y vois cependant également une opportunité : l’IA ouvre de nouveaux territoires créatifs. A nous d’être aventureux. » 
Ok, mais à quel prix, vous demanderez-vous probablement ? 
 
« Je ne considère pas l’IA comme une menace pour les maisons de production, qui s’adapteront comme tout un chacun », répond Stéphanie Deleuze. « Par contre, l’IA risque de générer des réductions de coûts, tout comme le digital a impacté les films que nous produisions en 35 et 16 mm. C’est le seul point négatif à mon sens pour le secteur : il faudra produire encore plus vite, et toujours moins cher ! »
« Il est difficile de prédire à quelle vitesse, dans quelles directions et quelle sera l’ampleur de l’impact de l’IA dans notre secteur », résume Kris Janssens. « Dans un avenir proche, soit cinq à 10 ans, il y aura encore de la place pour un bon nombre de personnes créatives et techniquement compétentes dans l'industrie. Après cela, il est difficile de dire combien d’entre nous seront nécessaires pour diriger le navire. Un peu comme la révolution industrielle qui a remplacé le travail manuel par des machines, déplaçant le travail vers différents types d’emplois et créant beaucoup de temps libre, un effet similaire se produira dans cette révolution. »
 
Le mot est lâché : révolution ! Espérons pour tous nos interlocuteurs du jour qu’elle se déroulera néanmoins sans trop d’encombres et, surtout, que peu de têtes tomberont. C’est tout le mal que nous leur souhaitons !
Intelligence naturelle
En guise de conclusion, comme à l’accoutumée, nous avons terminé notre interview avec cette ultime question : quelque chose à ajouter ? Et, généralement, elle ajoute effectivement ce petit truc en plus, qui prouve déjà que rien ne remplacera jamais l’intelligence humaine, ni sa clairvoyance…
 
« En bref, même si nous sommes déjà complètement obsolètes, il nous reste encore quelques belles années d’illusion devant nous. Profitons-en pour faire de beaux films, en laissant l’IA se farcir toutes les tâches répétitives. » (Disturb)
 
 « L’IA n’est ni une tendance ni une mode passagère. C’est au contraire une vraie technique, qui ne va faire qu’évoluer. Certains métiers en feront les frais, mais d’autres apparaîtront. À nous de prendre le train en marche, au risque d’être rapidement dépasser. » (Toast)
 
« Mes réponses ont été écrites, améliorées et traduites en français avec l'aide de ChatGPT. La preuve s’il en est que tout cela n’est avant tout qu’une "aide". » (Hamlet) 
 
« Je ne me souviens pas où j'ai lu cette citation, mais elle m’a fortement parlé : la médiocrité peut désormais être générée très facilement, rapidement et à moindre coût via l'IA et, à l’avenir, elle ne fera que s’affiner davantage pour générer cette médiocrité. Mais les œuvres (audiovisuelles) fortes, créatives et originales ne disparaîtront jamais. Mieux, elles émergeront désormais encore plus clairement. » (Czar)
En bonus : 5 spots pubs qui font appel à l'IA pour leur production
Lexus - "Driven by Intuition" : En 2018 déjà, Lexus dévoilait ce qui a été décrit comme le premier script de publicité écrit par Watson, l’IA développée par IBM, sur base d'une analyse des spots automobiles primés depuis l'an 2000, mais également des publicités de marques de luxe. 
 
Les algorithmes de Watson ont analysé des milliers d'images pour catégoriser les objets, les lieux, les actions et les émotions tout en tenant compte de leurs combinaisons, avant qu'une véritable agence, composée de véritables humains, en l'occurrence The&Partnership, ne reprenne la main pour finaliser la production avec le réalisateur Kevin Macdonald.
Mondelez - "Not Just A Cadbury Ad" : Cette campagne de Cadbury réalisée par WPP et Mondelez en Inde, avec la star de Bollywood Shah Rukh Khan à l'occasion de Diwali, une fête qui symbolise la victoire de la lumière sur l'obscurité. L'objectif était d'encourager les gens à faire leurs achats dans les magasins locaux pendant Diwali, afin de soutenir les petites entreprises impactées par la pandémie de Covid.
 
L'utilisation de l'IA a permis de générer 2.000 spots uniques mentionnant les magasins locaux par leur nom, donnant l'impression que l'acteur recommandait personnellement d'y faire ses achats. 
Nestlé - La Laitière, nouvelle révélation" : La marque La Laitière est bien ancrée dans l’imaginaire collectif français de par ses desserts, mais aussi son univers qui s’inspire du célèbre tableau de Vermeer. Il y a deux ans, Ogilvy Paris décidait de faire écho à cette œuvre avec la fonctionnalité Outpainting de DALL-E, révélant le décor qui pourrait entourer le personnage principal du tableau. 
Fin de l'année dernière, l'agence remettait le couvert, en dévoilant cette fois un spot réalisé avec une IA générant une illusion d’optique. Pour le coup, l'IA permet d'augmenter et de révéler ce qui est caché, y compris dans l’imaginaire d’un artiste, renforçant l’image de la marque La Laitière. 
Coca-Cola - "Masterpiece" : Ce film est le fruit d'une collaboration entre Open X (WPP), les équipes VFX d'Electric Theatre Collective et Blitzworks qui ont utilisé un subtil mix d'images live, d'effets numériques et de différentes IA. Plus précisément DALL-E 2 pour la génération d'images et ChatGPT pour la narration, ainsi que Stable Diffusion AI pour adapter l'apparence de la bouteille de Coke afin qu'elle s'harmonise avec le style de chaque œuvre d'art traversée. 
Bescherelle x IA : Pour l'anecdote mais aussi pour prouver que le développement de l’IA ne signe pas nécessairement l’arrêt de mort des bons vieux manuels de grammaire et d'orthographe, comme le célèbre Bescherelle français. 
 
Pour le coup, l'agence Brainsonic signe une campagne assez drôle en proposant volontairement des prompts mal orthographiés à DALL-E et Midjourney. Le résultat montre que si elles exécutent (assez) parfaitement ce qu'on leur demande, les IA ne sont pas encore capables de s'affranchir de nos erreurs de langage. 
Accessoirement, cette campagne confirme que les AD devront de plus en plus peaufiner leur copy à l'avenir, comme l'avait joliment pressenti cette autre (excellente) campagne de FamousGrey pour LUCA School of Arts : à redécouvrir ici.

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