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CANNES LIONS 2019

Geoffrey Hantson (Happiness) : "L'industrie créative belge a besoin de se recalibrer"

Mardi 2 Juillet 2019

Geoffrey Hantson (Happiness) :

Parmi les jurés belges, un seul siégeait dans le Palais cette année, Geoffrey Hantson (les quatre autres avaient pour mission de constituer les shortlists… chez eux). Le CCO d'Happiness est arrivé à Cannes dès le mardi qui précédait l’ouverture du Festival pour se mettre au travail. Avant cela, il avait déjà consacré trois semaines à une préévaluation d’un tiers des quelque mille campagnes inscrites en Digital Craft.

Quelles étaient les directives du président du jury, Rei Inamoto (IxCo) ?
 
Au départ, j’ai trouvé que ses consignes étaient plutôt vagues. Mais en me mettant au travail, j’ai fini par comprendre ce qu’il voulait. Il ne faut pas oublier que c’est un Japonais (rires). Il nous a donné deux directives. La première était de se poser la question de savoir si l’idée serait encore valable en supprimant le digital. Si la réponse est oui, c’est que cette idée n’était pas inhérente au numérique et il fallait donc l’écarter. Une superbe vidéo sur YouTube, visionnée des centaines de milliers de fois, ne relève plus essentiellement du digital ; elle pourrait également cartonner au cinéma… 
 
La deuxième était de détecter les idées inattendues, auxquelles on n’aurait pas pensé soi-même et qui produisent un effet magique. Cette consigne m’a séduit immédiatement, étant aussi à la recherche de ce petit côté magique. 
 
La première consigne permettait d’éliminer déjà pas mal de dossiers. Nous avons donné un prix à 1,8 % des campagnes en lice. Soit 20 trophées pour mille candidats ! C’est pourquoi je tiens à souligner une fois encore à quel point il est difficile de se retrouver sur une shortlist à Cannes. Et encore plus de décrocher un Lion…
 
Comment décririez-vous votre rôle au sein du jury ? Sur quoi vous êtes-vous concentré et comment avez-vous pesé sur la décision finale ?
 
Avant de commencer, j’avais déjà une idée de la façon dont j’allais m’y prendre. Pendant l’évaluation, une deuxième idée m’est venue. Tout d’abord, comme tout le monde le fait sans aucun doute, j’ai vérifié sur Google qui étaient mes collègues. Je me suis vite rendu compte que c’étaient des professionnels très axés sur l’aspect technique. C’est pourquoi j’ai voulu concentrer ma contribution sur l’idée. On peut marquer des points avec un travail techniquement parfait, mais la technique sans idée ne suffit pas. Par chance, d’autres jurés partageaient cet avis. 
 
Ensuite, l’accent était mis très fortement sur l’aspect Craft. "Whopper Detour", l’une des campagnes les plus récompensées cette année, n'a pas fait long feu dans notre catégorie. Elle n’a même pas été retenue pour la shortlist. C’est une excellente idée digitale, le craft fait défaut. On a déjà vu des centaines de campagnes recourant à la géolocalisation… 
 
Au bout de deux jours, j’ai demandé au jury d’élargir la compréhension de cette notion de craft . Si elle concerne le volet artistique et visuel des campagnes, elle touche aussi à des aspects invisibles. Comme dans "Contract Translator" : il suffit de scanner un document juridique complexe avec son smartphone pour obtenir un texte compréhensible. Cela n’en a pas l’air, mais le savoir-faire technologique, le traitement des données en arrière-plan, bien qu’invisible, vaut certainement le Bronze remporté pour l’appli. Il faut donc aussi récompenser le craft invisible.
 
L’ambiance était-elle au consensus ou plutôt à la discussion entre les membres du jury, surtout pour le choix du Grand Prix, "Adress the Future"pour Carlings ?
 

Plutôt à la discussion. Au terme d’un long processus, nous avons retenu cinq cas qui nous semblaient mériter l’or. Soit moins de 0,4% de ceux en lice. Ensuite, Rei a demandé d’en éliminer encore deux. Parmi les trois restants, chacun a choisi ses deux préférés. Il n’en restait plus que deux. Le premier, "Storysign" ne sortait pas de la zone de confort : tout le monde l’adorait. 
 
A propos du second, les avis étaient partagés. Un vote a donné un résultat de 50-50. Nous avons alors discuté pendant deux heures et le président a décidé - avec tout mon respect d’ailleurs - de faire le choix le moins évident. Une manifestation d’audace et un beau signal pour le secteur.
 
Trois Silver et six Bronze : quelle est votre opinion sur les performances belges ?
 
L’industrie de la communication créative a besoin de se recalibrer dans notre pays. C’est ce que l’on fait avec les écrans, les armes et les balances. Notre calibrage laisse à désirer à deux niveaux. Tout d’abord, le travail accompli n’est pas de qualité suffisante. On le constate aux résultats de ces dernières années. Il va sans dire que nos trois Lions me font très plaisir. Et, tous ensemble, nous en avons remporté neuf. Mais ce n’est pas assez. Prenons l’exemple de "Blind Meters", que l’on peut considérer comme une campagne sortant du lot : deux Bronze, un Silver. C’est bien, mais comme on dit en anglais : "good is the enemy of great". 
 
Cette année, nous avions un membre du jury sur place. Un seul. C’est la conséquence directe de nos piètres résultats. Si nous ne recalibrons pas rapidement, nous continuerons à régresser. 
 
Le deuxième recalibrage semble contradictoire avec le premier, mais il est vraiment crucial. Nous devons nous défaire du réflexe pédant de dire : "Bah, ce n’est qu’un Bronze". Dois-je rappeler le 1,8% que je citais tout à l’heure ? Nous avons été gâtés il y a quelques années, quand notre pays a raflé 30 Lions. Cette génération pense désormais : ce n’est qu’un Bronze. La jeune génération est peut-être plus consciente de la difficulté de remporter un tel prix. Nous devons donc nous rendre compte de la difficulté tout en mettant la barre encore beaucoup plus haut que là où nous pensons qu’elle devrait se situer pour Cannes. La bonne nouvelle ? Nous en sommes capables, car notre pays regorge de talents.
 
Quel était votre campagne préférée dans votre catégorie ?
 
Je suis tombé sous le charme de notre Grand Prix. Les gens qui me connaissent savent que lorsque je vois quelque chose de vraiment génial fait par quelqu’un d’autre, cela me met mal à l’aise physiquement. Pourtant, j’adopte toujours une attitude constructive et je me réjouis quand quelqu’un est récompensé à juste titre. Croyez-le ou non, quand j’ai commencé la préévalution chez moi, j’ai ouvert mon ordinateur portable et la toute première campagne pour laquelle j’ai voté était le Grand Prix ! 
 
Après l’avoir vue, j’ai refermé mon portable et je n’ai plus rien regardé pendant deux jours. Je trouvais ça vachement génial ! Je me suis dit : si ça continue comme ça pendant les prochaines semaines, je vais tomber malade. Heureusement, la suite était moins brillante (rires). Mais j’ai donc eu dès le début un point de référence de très haut niveau. 
 
Autre raison pour laquelle j’adore : cela aurait pu être le travail d’une agence belge. Nous n’avons pas les moyens de remporter un Grand Prix en Film Craft. Une amie américaine est venue hier se vanter de son Lion d’or pour un film de son cru. Avec un low budget, prétendait-elle : 1,2 million de dollars ! Ce montant représente le chiffre d’affaires de nombreuses agences belges. Mais n’importe quelle agence active sur un petit marché peut concevoir une idée comme Carlings. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle a vu le jour au Danemark. 

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