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MEDIA TALKS

Objet de désir, par Laurent Raphaël (Rédacteur en chef, Focus Vif)

Samedi 21 Mars 2020

Objet de désir, par Laurent Raphaël (Rédacteur en chef, Focus Vif)

Pour ceux qui en doutaient encore, la crise du coronavirus est venue rappeler l’importance du rôle des médias "classiques", et singulièrement des magazines qui se dressent comme des phares dans la tempête. On les disait usés, fatigués, dépassés par le bouillonnement digital qui leur ferait de l’ombre et les ringardiserait. Non seulement ils se révèlent précieux pour s’informer sans être pollué par les fake news, pour comprendre les enjeux de décisions qui affectent profondément et durablement nos modes de vie, pour prendre du recul sur des événements qu’on peut qualifier sans exagérer d’historiques, mais aussi pour se donner un peu d’air, se changer les idées ou simplement se connecter à ses émotions. 
 
Car un magazine, c’est bien sûr un concentré de savoir, de faits ou d’opinions mais c’est aussi un formidable instrument de désir. D’abord, comme objet charnel, mobilisant à lui seul quatre des cinq sens. Qui n’a pas gravé dans sa mémoire le toucher du papier, l’odeur de l’encre, le design sensuel d’une mise en page et même le murmure des pages qu’on tourne ou qu’on froisse ? Aucune appli ne peut reproduire ce bouquet de sensations. 
 
Un magazine soigné sur la forme, riche dans le contenu, c’est un peu le vinyle de l’information. On a cru pouvoir s’en passer au profit d’une musique compressée diffusée à la chaîne sur des juke-box géants. Pratique certes mais beaucoup ont compris qu’ils perdaient quelque chose en route : le charme des pochettes, le grain du son analogique, le plaisir de classer, de manipuler. Quelque chose de l’ordre du fétichisme, et donc du sacré qui est une composante de la nature humaine et qui a besoin d’objets pour s’incarner. Ici un disque, là un magazine. 
 
Et puis, au-delà de ces aspects formels, un hebdo est aussi le réceptacle des désirs des autres. C’est singulièrement vrai dans le secteur de la culture, par essence grande pourvoyeuse d’émotions. Le lecteur entretient des liens forts, puissants et intimes avec les romans, films ou albums qui l’ont marqué au fil du temps. Il y a là des rencontres qui changent le cours d’une vie, qui font naître des vocations, qui pansent des plaies, qui sauvent de la dépression ou qui rendent tout simplement supportable l’insoutenable légèreté de l’être. Etre l’intermédiaire, le guide, l’accompagnateur éclairé de ces moments de sublimation, c’est à la fois un honneur et une énorme responsabilité qui mobilisent l’énergie et les compétences de journalistes passionnés. Un supplément d’âme encore plus indispensable dans ces moments compliqués où chacun a besoin de réconfort, de s’évader, de donner du sens à cette vie sous cloche.