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Le scandale Facebook-Cambridge Analytica - Une ligne rouge a été franchie, par Nicolas Lambert (Fairtrade Belgium)

Dimanche 8 Avril 2018


Le scandale Facebook-Cambridge Analytica - Une ligne rouge a été franchie, par Nicolas Lambert (Fairtrade Belgium)

Avec le scandale touchant Facebook à travers la société Cambridge Analytica, une ligne rouge semble avoir été franchie. L’émoi provoqué dépasse le simple aspect du non-respect de la vie privée et de l’acquisition frauduleuse de données. Ce qui rend profondément mal à l’aise c’est de voir à quel point la combinaison de l’exploitation des big data avec des modèles de profilage psychologique et des techniques de communication hyper ciblée peuvent manipuler l’opinion publique. En particulier sur des sujets aussi sensibles que les élections américaines ou le Brexit.  Même s’il n’est pas totalement avéré que ces techniques aient été utilisées, voire efficaces, l’idée même qu’elles existent fait froid dans le dos.

Et pourtant, si on se place dans la peau d’un professionnel du marketing, elles ne font que mettre en pratique, certes de manière hyper efficace, des principes largement connus, enseignés et pratiqués par toutes les organisations du monde, consciemment ou pas.  Quels sont ces principes ?

Tout d’abord l’utilisation d’insights. C’est-à-dire l’application au marketing du principe de l’empathie.  Comprendre la personne que je désire toucher pour mieux pouvoir l’influencer. C’est la base de toute stratégie marketing et c’est pratiqué par toutes les organisations du monde, souvent d’ailleurs à la manière de monsieur Jourdain. Quand cela est fait de manière bienveillante, cela permet d’entretenir une relation mutuellement profitable avec son public.

Ensuite, la reconnaissance que cet insight n’est pas uniquement de nature explicite, rationnelle et consciente mais a souvent trait à nos motivations psychologiques profondes. Nos choix, quoique nous aimerions croire, sont dictés par les émotions enfouies au plus profond de notre âme. Notre raison ne vient les justifier que pour nous rassurer. A nouveau, rien de révolutionnaire là-dedans.  Dans le domaine des études de marché, les techniques projectives et les modèles implicites existent depuis des décennies. Ils ont plus récemment été rejoints par le neuromarketing, voir le marketing sous hypnose. Personne, jusqu’ici, ne semblait y trouver à redire.

Enfin, la notion de ciblage est aussi vieille que la théorie marketing. Associer un message personnalisé à un groupe précis dont on a bien cerné la psychologie… Rien de nouveau sur le soleil.

Et pourtant, alors que toutes ces techniques sont connues et pratiquées au grand jour par pratiquement toutes les organisations du monde, commerciales ou non, leur exploitation à l‘extrême dans le cas de Facebook-Cambridge Analytica a créé un séisme sans précédent.  Tout à coup la coupe semble pleine.
Cela ne manque bien sûr pas de poser des questions. On peut évidemment prendre un point de vue extrême et se dire que ces techniques, dans leur principe même, sont manipulatrices et sont donc moralement condamnables. C’est, à mon sens, à la fois exagéré et irréaliste.

Lorsque la boulangère vous appelle par votre prénom et demande des nouvelles de votre chien, elle utilise à la fois l’insight implicite, le micro-ciblage et la personnalisation à l’extrême du message. Elle le fait, consciemment ou non, avec pour but de garder votre clientèle.  Est-ce ce une forme de manipulation ? Oui. Est-ce répréhensible ? Non, c’est simplement humain, c’est faire du commerce.  Ne dit-on pas d’une personne qu’elle est d’un commerce agréable. Cela débouchera sur une relation agréable et équilibrée entre la cliente et sa boulangère. 

Il ne s’agit donc pas de rejeter en bloc ces principes fondateurs de la théorie marketing mais plutôt de comprendre et d’encadrer leur mise en œuvre. Car, il ne faut pas s’y tromper, des frontières sont maintenant franchies qui confèrent une puissance inconnue à ce jour à ces techniques. Et qui dit puissance extrême dit risque d’abus et recherche d’équilibre.

A partir de quel moment peut-on donc estimer que l’application de ces techniques devient problématique ?

Quelques pistes…

Tout d’abord, la bienveillance associée au message. Cambridge Analytica aurait soutenu les campagnes du Brexit et de l’élection de Trump. Dans nos pays, deux causes largement perçues comme néfastes. Le fait d’associer des techniques de manipulation puissantes à des causes perçues, à tort ou à raison, comme malveillantes, n’est pas propice à les faire accepter. Si la même société avait aidé à l’élection d’Obama ou à la récolte de fonds pour l’aide à l’enfance, il y a gros à parier que le jugement par rapport aux techniques utilisées serait probablement moins sévère. Certains domaines sont plus sensibles que d’autres en ayant un impact sociétal plus important. Cela devrait-il être pris en cause dans l’encadrement de ces techniques ? Probablement.

Ensuite, l’usage proportionné de la force. Toute communication influence, sinon elle ne sert à rien.  C’est peut-être choquant mais c’est ainsi. La question est de savoir dans quelle mesure et quelle est la place laissée au libre arbitre. Face à une publicité télévisée au ciblage et au message larges, on peut faire l’hypothèse que le public a plus de chance de faire jouer son esprit critique que face à un message qui a été modelé à son insu sur un profilage psychologique qui lui est propre. Particulièrement quand l’émetteur de ce message n’est pas clairement identifié.

Enfin, la simple honnêteté du message et le lien de ce message à son émetteur. Qu’un parti politique exprime une opinion ou énonce des faits à visage découvert est une chose. Qu’il profère sciemment des mensonges de manière anonyme pour manipuler des groupes identifiés comme crédules en est une autre.

Ainsi, on pourrait considérer que certaines techniques deviennent tout simplement trop efficaces dans leur impact sur l’attitude du public, particulièrement quand elles sont utilisées dans des domaines éthiquement sensibles, sans émetteur identifiable et en prenant des libertés avec la vérité.

La question est donc de savoir s’il faut, au-delà de la protection de la vie privée, encadrer les nouvelles techniques de communication pour protéger le public de la manipulation à outrance et ce, particulièrement dans les domaines sensibles. Comme souvent, poser la question, c’est un peu y répondre…
 
Nicolas Lambert

Directeur de Fairtrade Belgium, Chargé de Cours en marketing à la Louvain School of Management (UCL) et membre du groupe Marketing & Society de BAM (Belgian Association of Marketing)