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Guillaume Van der Stighelen : "On peut trouver une bonne idée. Mais à combien d'idées ferme-t-on la porte ?"

Samedi 4 Mars 2023

Guillaume Van der Stighelen :

Vous avez sans doute vu son nom ici ou là ces dernières semaines : il vient de publier son premier roman. Notre rédaction a estimé que c’était là un bon prétexte pour l’interviewer, d’autant qu’il peut se targuer d’une carrière emblématique dans la pub et d’une plume incomparable. Résultat : une rencontre agréable et une conversation passionnante avec l’éternel jeune prodige Guillaume Van der Stighelen. 

Que les acteurs du secteur de la communication soient doués pour écrire de la non-fiction, cela semble évident. Qu’ils soient de plus en plus nombreux à publier de la prose est plus surprenant. Cela vous a-t-il également frappé que plusieurs de vos (ex-)collègues se sont essayés à la fiction ces dernières années ? Est-ce un hasard ?

Je n’en sais rien. Dans mon cas, cela m’a semblé être la suite logique de mes trente années de copy. Si cela ne s’est pas fait plus tôt, c’est parce que je voyais l’écriture d’une fiction comme une tâche ardue.
 
Quand je travaillais encore dans la pub, écrire était facile : le message était défini, je devais juste l’exprimer avec des mots. En revanche, écrire un roman me paraissait mission impossible. C’est un peu comme se parler à soi-même. Si vous faites ça dans un parc, on vous embarque, mais si c’est sur un ordi portable, vous êtes écrivain. 
 
Le pitch, pour celles et ceux qui viennent de Mars ?
 
"Rozeke" raconte l’histoire d’un ancêtre légendaire – mon arrière-grand-père – qui, à la fin du XIXe siècle, s’extrait de ses origines miséreuses et réussit à faire fortune, mais la lègue à sa servante à la fin de sa vie. 
 
Je porte le même nom que lui, mais je ne savais rien de cet homme, à part quelques photos. J’ai donc commencé à m’informer sur l’époque à laquelle il a vécu et soudain, je tenais un personnage.
 
À un moment donné, les faits historiques ne semblaient plus concorder avec le récit qui se profilait. J’ai alors dû faire un choix et décider si j’en tirais un ouvrage journalistique ou un roman.
 
Une fois que je me suis détaché de la réalité, tout le processus s’est tout à coup incroyablement accéléré. Et avant même de m’en rendre compte, j’avais écrit un millier de pages. Je me suis ensuite mis à en supprimer, jusqu’à ce qu’il en reste un peu moins de 500.
 
Dans quelle catégorie classeriez-vous "Rozeke" ?
 
Je ne lui mettrais pas d’emblée d’étiquette. Roman familial, peut-être ? Ou épopée ? À quel genre appartient "Middlesex" de Eugenides, d’après vous ? Ou "The Times of our Singing" de Richard Powers ?
 
Ils sont en effet difficiles à cataloguer. Êtes-vous un grand lecteur ?
 
J’ai beaucoup de difficultés à lâcher un livre pour en commencer un autre. Quand j’ai terminé un bouquin, je suis toujours triste, et j’aurais plutôt tendance à le relire. Je laisse toujours passer quelques semaines entre les livres. En fait, une poignée de livres me suffirait jusqu’à la fin de ma vie. 
 
Je discuterais volontiers de cette liste pendant encore une heure ou deux, mais parlons un peu de publicité. Vous avez imprimé le secteur de votre marque, qui reste inimitable. Suivez-vous encore ce qui s’y passe ?
 
Non. J’ai bien sûr des amis dans la pub, mais nous avons un accord tacite, celui de ne pas parler de publicité. Le petit monde des agences et les discussions sur cette manière de payer pour des idées, ça ne m’intéresse pas vraiment, même si ce fut mon gagne-pain.
 
Ce qui m’intéressait en revanche, c’était de trouver la signification qu’une marque peut avoir dans la vie du consommateur. Et le rôle qu’une agence peut jouer, comme une sorte de thérapeute qui sonde l’âme des grandes entreprises. 
 
La seule chose qui m’en reste aujourd’hui – et je suis terriblement désolé de devoir le dire – c’est qu’à l’ère du numérique, il faille payer pour ne pas voir de pub. Quel autre business au monde vous dit qu’il ne vous ennuiera plus avec son produit si vous payez ? C’est triste.
 
Enfants, nous regardions la télévision néerlandaise et nous allions au cinéma une demi-heure plus tôt pour voir les publicités. Avec Duval Guillaume, nous nous efforcions de donner quelque chose en échange des 30 secondes d’attention que nous accordaient les spectateurs. Quelque chose de drôle, de captivant, d’intéressant.
 
Mais aujourd’hui, les publicitaires considèrent ce qu’ils font comme un fardeau, dont on peut s’alléger moyennant finances.
 
À quoi est-ce dû, à votre avis ?
 
Peut-être à la brutalité avec laquelle la publicité submerge les gens dans le monde digital. Et depuis les années 1990, la foi dans la pub et son impact positif sur le business a disparu.
 
Cela va de pair avec le fait qu’en période de récession, les spécialistes de la finance ont plus leur mot à dire que ceux du marketing. 
 
Ce qui est logique, car en temps de récession, le marché se rétrécit, donc les moyens n’augmentent plus et par conséquent, il faut réduire les dépenses. Et les ressources consacrées à la publicité s’évanouissent. 
 
Ce débat dure depuis de longues années et occupe encore aujourd’hui le management des plus grandes entreprises au monde, alors que de nombreuses études montrent que communiquer en temps de crise est payant. Autre sujet sur toutes les lèvres ces jours-ci : le rôle croissant attribué à l’IA, y compris dans la pub. Quelle est encore la place de la créativité dans un tel monde ?
 
L’IA est une bonne concurrente. Il faut la comparer aux jeunes artistes : eux aussi créent en partant de ce qu’ils ont appris. Car, qu’est-ce que l’intelligence ? La capacité de travailler en utilisant les idées d’autrui, sans renier les siennes. Nous sommes tous des ordinateurs.
 
Vraiment ? 
 
Oui. Le terme "artificiel" m’irrite. Le jugement que l’on porte sur une création ne doit pas dépendre de la question de savoir qui l’a imaginée. Plutôt que de me poser cette question-là, je préfère m’intéresser à la différence qu’il y a entre trouver et chercher. 
 
On peut trouver une bonne idée. Mais à combien d’idées ferme-t-on la porte ? De plus, qui peut dire qu’à terme, les ordinateurs ne pourront pas avoir d’idées ? Ou écrire un roman ? Si un ordinateur écrit un bon bouquin, pour moi, il peut recevoir le Goncourt.
 
Dans ce cas, les gens ne liraient pas encore moins ?
 
Il s’agit d’autre chose, je pense. Cela tient surtout au fait que le monde littéraire a la réputation d’être tellement fermé que trop de gens pensent qu’ils ne peuvent pas écrire, alors que les Flamands et les Belges, comme les Irlandais, sont un peuple de conteurs. 
 
On devrait de nouveau s’intéresser au fait de raconter des histoires. Personne n’a envie de lire un auteur qui n’aime pas écrire. Les gens apprécieraient la lecture s’il y avait de bonnes histoires. 
 
L’une des raisons pour lesquelles j’avais en son temps créé un cours de copywriting, c’était de "réveiller" le talent créatif. Cela a révélé pas mal de plumes talentueuses.
 
Prévoyez-vous d’écrire – de vos propres mains – un autre roman ?

C’est possible, je ne suis jamais sûr de publier ce que j’écris, mais je suis content d’avoir appris le métier d’écrivain. C’est grâce à 30 ans de publicité. Il y a dix ans, je n’aurais pas pu écrire cela. Il y a d’ailleurs de bonnes idées publicitaires dans le livre, par exemple quand Guillaume découvre le publireportage.
 
Vous savez, pendant 65 ans, j’ai cru que je ne pourrais jamais écrire de fiction, mais il faut parfois savoir attendre. J’ai toujours voulu être un enfant prodige et aujourd’hui, je me sens comme un enfant prodige de 67 ans. Il n’est donc jamais trop tard pour avoir une enfance heureuse. 
 
En même temps, je suis très reconnaissant envers le secteur et tout ce qu’il m’a apporté : aucun autre ne vous montre aussi bien ce qui fait la grandeur et la petitesse de l’être humain. 

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