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Fauconnier & Selfslagh : « La créativité est devenue une fin en soi, et notre secteur s'en est trouvé aliéné, isolé »

Mardi 11 Janvier 2022

Fauconnier & Selfslagh : « La créativité est devenue une fin en soi, et notre secteur s'en est trouvé aliéné, isolé »

À bon vin il ne faut point d'enseigne, et plus il prend l'âge, meilleur il est. Ces deux expressions - populaires, mais tellement vraies - semblent s'appliquer à Marc Fauconnier et Stef Selfslagh, deux des plus grands crus que notre industrie publicitaire nationale ait produits au cours des dernières décennies. Après leurs fructueuses carrières créatives et journalistiques, tous deux avaient soif de nouveauté. Ne souhaitant pas se retirer, ils ont décidé d'unir leurs forces : d'un mono-cépage, ils sont passés à un assemblage débouchant sur un projet commun alliant conseil et créativité. À la bonne vôtre !

Voilà environ un an et demi que Fauconnier & Selfslagh fut porté sur les fonts baptismaux, une « combinaison unique de puissance des cerveaux gauche et droit, de capacité de réflexion et d'empathie, d'analyse et de créativité » dans l'optique de proposer un "Business consultancy, but not as you know it". Trois vagues de coronavirus et nombre de collaborations prometteuses plus tard, le moment semble venu de faire le point. Résultat : une conversation animée avec, d'un côté de la table, l'ex CEO et fondateur de FamousGrey qui préside également l'ACC, et de l'autre son actuel compère, ex copy et ancien CD de Duval Guillaume et Boondoggle - entre autres -, devenu ces dernières années journaliste de talent au Morgen. 

Aujourd'hui, vos visions s'accordent parfaitement, comme si ça avait toujours été le cas. Pourtant, votre parcours professionnel commun n'est pas bien long. Comment avez-vous appris à vous connaître et pourquoi avez-vous décidé de travailler ensemble?

Marc Fauconnier : Lorsque je suis rentré de mon voyage en Australie, après avoir quitté mon rôle opérationnel chez FamousGrey, Stef m'a contacté pour qu'on discute. Nous nous connaissions déjà, j'avais voulu l'engager comme CD chez Famous quelques années auparavant mais ça ne cadrait pas avec ses projets de vie de l'époque, car il venait de décider de se lancer dans le journalisme. 

Stef Selfslagh : Après avoir travaillé pendant cinq ans exclusivement pour De Morgen, je voulais faire autre chose, parallèlement à mon boulot pour le journal. Ce job devenait routinier, et comme l'écriture est une activité plutôt solitaire, j'avais envie de rencontrer à nouveau des gens. Marc et moi avions eu quelques conversations agréables par le passé, et après mon message, il était clair que nous avions envie de travailler ensemble, mais sans nous répéter. 

Marc Fauconnier : Nous ne voulions surtout pas rejouer à l'agence de pub, parce qu'on ne peut pas vivre de sa seule réputation. Nous avons donc réfléchi sérieusement à la valeur ajoutée que nous pouvions apporter à la profession et à la manière de le faire.

Qu'en est-il ressorti? Pourquoi les entreprises peuvent-elles faire appel à vous?

En ces temps où tout le monde se cherche, nous aidons les marques à réfléchir sur leur signification potentielle. Nous pensons rarement, voire jamais, en termes de campagnes, nous ne nous engageons pas dans des considérations tactiques. En revanche, nous réfléchissons à l'identité d'une entreprise, nous cherchons comment la conviction la plus profonde qui la caractérise peut la conduire à innover, se transformer, changer de direction. 

Stef Selfslagh : Nous nous distinguons des agences-conseils classiques par notre créativité. Tout comme un bon architecte vous invite à porter un regard différent sur votre propre habitation, nous changeons celui des gens sur leur propre entreprise. Nous ne leur fournissons pas de bullet points PowerPoint, nous rédigeons des textes clairs et directifs. Nous sommes et restons des storytellers, même si notre domaine est celui de la stratégie. 

Marc Fauconnier : Le produit final de notre réflexion prend généralement la forme d'un one-pager qui traduit l'essence d'une entreprise en modalités de transformation et d'innovation, formulées dans des termes soigneusement choisis.
Stef Selfslagh : La langue occupe une place très importante dans ce que nous faisons. Nous essayons de donner aux entreprises les mots pour raconter leur histoire. Des mots qui touchent les gens, qui créent une valeur commerciale.

Nous effectuons ce travail avec beaucoup d'empathie pour les personnes auxquelles il est destiné.

Et de qui s'agit-il?

Le résultat de nos réflexions est d'abord destiné au client lui-même, mais souvent, ces histoires se répandent aussi dans le monde extérieur. C'est incroyable de voir à quel point les entreprises sont pour la plupart satisfaites de notre one-pager. Parce que grâce à notre récit, elles peuvent non seulement se démarquer des autres, mais aussi toucher une corde sensible en interne. L'écrivaine américaine Rebecca Solnit a dit un jour : 'We live and die by words and ideas. It matters desperately that we get them right.' Elle a tout à fait raison.

Marc Fauconnier : Nous connaissons tous les brand identity agencies de ce secteur, mais elles se concentrent toutes sur les aspects visuels. Bien qu'ils soient importants, nous cherchons à définir l'identité d'une marque avec des mots, afin de réunir les gens et qu'ils aient envie de tous marcher derrière le même drapeau.  

Stef Selfslagh
 : Je pense que c'est ce qui a toujours manqué au secteur publicitaire : savoir utiliser les mots de manière quasi emblématique pour une marque.

Un jugement sévère pour un ex copywriter...

C'est pourtant vrai. Quand lit-on un texte commercial qui révèle réellement l'âme d'une entreprise ? Presque jamais, non ? Le copywriting n'est souvent rien d'autre qu'un verbiage interchangeable. Alors que les entreprises qui savent quels sont les mots qui les distinguent sont celles qui innoveront et se transformeront le plus facilement. Aujourd'hui, trop d'innovations s'accomplissent sans cadre de référence clair. Or, actuellement, c'est plus important que jamais, car de nombreuses entreprises - notamment à cause de la pandémie - sont contraintes de revoir leur stratégie et de se réinventer. 

Utilisez-vous une méthodologie particulière pour cela?

Marc Fauconnier : Nous n'avons pas de modèle stratégique prédéfini, mais nous essayons à chaque fois de nous mettre dans la peau de l'entreprise, de comprendre sa situation, d'adapter notre méthodologie au problème. L'objectif est toujours de tendre un miroir aux entreprises, qui ne reflète pas ce qu'elles sont, mais ce qu'elles pourraient être. 

Nous cherchons quel est le plus grand talent d'une entreprise, ce qu'elle possède en son sein et qu'elle pourrait exprimer à l'extérieur. Ensuite, nous nous demandons ce dont le monde a besoin aujourd'hui : dans quelle mesure les talents que recèle une entreprise sont-ils pertinents dans le monde dans lequel nous vivons ? C'est ainsi que l'on découvre ou redécouvre l'identité d'une marque et d'une entreprise. De cette façon, nous essayons que les talents disponibles servent au mieux l'économie ou la société. 

Stef Selfslagh : Nous partons toujours du désir de faire les choses différemment, comme personne d'autre ne le fait, exprimé dans un récit qui donne la chair de poule à tout le monde. 

Et que se passe-t-il une fois l'histoire écrite?

Marc Fauconnier : Nous envoyons notre facture (rires).

Stef Selfslagh : L'entreprise doit alors mettre en oeuvre les mots que nous lui avons fournis et nous restons en coulisses pour voir si tout se passe comme nous l'avions envisagé. Cette mise en oeuvre se fait généralement en collaboration avec d'autres partenaires, comme les agences de pub. 
« Beaucoup d’agences belges sont en mode tactique et fonctionnent comme des machines à campagnes performantes, mais qui n’ont pas l’orientation stratégique et le talent nécessaires pour réfléchir à l’avenir des entreprises et de leurs marques. »
En parlant d'agences, ce que vous faites ne relèverait-il pas plutôt de leurs compétences, avant qu'elles ne commencent à développer leurs campagnes?

Marc Fauconnier : Il y a des exceptions, mais si l'on en croit nos clients, cela n'a rien d'évident actuellement. Cela s'explique principalement par le fait que beaucoup d'agences belges sont en mode tactique et fonctionnent comme des machines à campagnes performantes, mais qui n'ont pas l'orientation stratégique et le talent nécessaires pour réfléchir à l'avenir des entreprises et de leurs marques. Ces stratégies proviennent souvent de grands consultants et les agences se sont résignées à servir la stratégie, pas à l'imaginer.

Elles ont pourtant des stratèges en interne?

Stef Selfslagh : Oui, mais ce sont presque tous - à quelques exceptions près - des stratèges de campagnes qui se consacrent aux briefings créatifs et au développement de plans pour les touchpoints, etc. Ils ne se préoccupent plus de l'avenir des marques pour lesquelles ils travaillent, qui sont par ailleurs soumises à de fortes pressions. Cette expertise a quitté les agences et a été confiée à d'autres personnes.
Pourquoi?

Marc Fauconnier
 : Notre profession est devenue un métier de spécialistes. Le besoin d'expertise technique est important et au cours des 10 dernières années, c'est à cela que les agences ont consacré leurs investissements, au détriment d'une stratégie de marque. Les marques, les propriétaires des campagnes, ont perdu de vue ce qui relie leurs campagnes. 
Ce n'est qu'aujourd'hui, après tant d'années, que nous arrivons à la conclusion que le monde digital a dispersé les messages, qu'ils manquent par conséquent de cohérence et que nous devons donc revenir à l'essence. Cette culture n'existe plus dans les agences.

Stef Selfslagh : Le besoin d'innovation est plus important que jamais, mais il est rarement satisfait par les agences de publicité. C'est pourtant là que devrait résider leur expertise : réfléchir au business actuel et futur de leurs clients, puis lâcher la bride à leur créativité et en tirer des histoires à raconter. 

Quel est alors le core business d'une agence? La créativité ou la communication?

La créativité est un moyen de créer de la valeur, en exploitant de nouveaux marchés, en trouvant d'autres canaux de communication ou en lançant des concepts de produit innovants. C'est ça, le business d'une agence. 

Marc Fauconnier : Ces dernières années, nous avons trop souvent été aveuglés par la créativité. Elle est devenue une fin en soi, et notre secteur s'en est trouvé aliéné, isolé. Si l'on repense aux grands noms de l'histoire de la publicité, comme Bill Bernbach ou David Ogilvy, ils ne se préoccupaient que des perspectives de croissance de leurs clients. Et ce de la manière la plus originale qui soit. Avec tout le respect dû à notre communauté de créatifs, ils se préoccupent surtout des awards que peuvent leur décerner leurs propres collègues. La pertinence économique de notre profession doit reprendre le dessus. 

Est-ce là l'une des raisons pour lesquelles de moins en moins de jeunes ont en envie de travailler dans la publicité?

Je pense que cela tient aussi beaucoup au fait qu'un talent créatif veut se distinguer, être remarqué, alors que les grandes vitrines de la publicité ont disparu. La scène où peuvent s'exprimer les publicitaires est de plus en plus restreinte, une idée est découpée en banners, display ads et posts sur les médias sociaux qui touchent des petits groupes-cibles spécifiques. On ne regarde plus tous ensemble des spots à la télévision et on ne parle presque plus de publicité. C'est frustrant pour les jeunes créatifs ambitieux qui voient l'audience de leurs créations s'étioler. 

Aujourd'hui, le rôle des publicitaires dans le débat sociétal est très limité alors qu'auparavant, ils y participaient quand on parlait tendances ou innovation. Par ailleurs, la publicité nous envahit par tous les moyens digitaux possibles et nous dérange. Je ne connais pas un seul jeune de moins de 30 ans qui n'ait pas d'adblocker. Il est donc logique que la profession perde de son attrait et de sa pertinence.

Stef Selfslagh : Le secteur tente de compenser cela en créant de nombreuses campagnes 'for good' et se faisant passer pour des bienfaiteurs de l'humanité. En réalité, nous devrions avoir le courage de redevenir des putes commerciales sans complexe. 

Marc Fauconnier : Des escorts de luxe, donc.

Stef Selfslagh : Blague à part, il faut que les publicitaires osent sortir de leur zone de confort. Grâce à la pub, il est tout à fait possible d'avoir un impact et de contribuer à un monde plus prospère, même sans jongler avec le native content et le purpose. Aider les entreprises à survivre en temps de Covid n'est-il pas l'un des plus beaux objectifs sociétaux que l'on puisse poursuivre ?

Marc Fauconnier : Sur le plan créatif, les agences ont investi le créneau des bonnes causes ces dernières années, mais nous pouvons également jouer un rôle social pour nos clients commerciaux, notamment concernant la santé économique de nos entreprises locales. Les copywriters doivent réapprendre à vendre. 

Stef Selfslagh : Aux Pays-Bas, il y a une agence qui s'appelle Selmore - une bonne agence, en plus. C'est précisément ça, l'essence de notre métier.

En un an et demi seulement, vous avez déjà travaillé pour des clients comme la Communauté flamande, Mediahuis, Belfius, Anderlecht, De Singel, P&V Assurances, DPG Media, la VRT et Argenta. Avez-vous un bon conseil à donner à vos futurs clients?

Cherchez la différence. Essayez de vous distinguer par votre offre, d'aller où il n'y a pas de concurrence. Et racontez votre histoire d'une manière fondamentalement différente de celle des autres marques dans le collimateur.

Marc Fauconnier : Entourez-vous de personnes qui voient plus loin que la prochaine campagne. Nous ne voulons certainement pas devenir une agence de 30 consultants, nous aimons travailler à petite échelle, comme c'est le cas actuellement. Cependant, j'aimerais que le marché publicitaire retrouve notre façon de travailler. L'année dernière, nous avons souvent collaboré avec des annonceurs en direct et nous avons constaté que ce que les agences proposent aujourd'hui ne répond pas, ou pas suffisamment, à leurs besoins. Il s'agit pourtant d'une alliance naturelle qui doit être restaurée.

L'ACC n'a-t-elle pas ici un rôle à jouer, Président?

Je serais ravi que les agences participent à l'élaboration stratégique afin de gagner en crédibilité et d'aider les clients à réaliser leurs ambitions économiques. L'ACC travaille sur de nombreux points à cet égard. Un programme de consultance est en cours, réalisé en collaboration avec Solvay, pour élever le niveau stratégique des cadres en agences. D'autre part, nous travaillons aussi avec les écoles de communication pour voir comment mieux adapter les études à la profession. Trop de candidats s'orientent trop exclusivement sur l'opérationnel et n'ont pas toujours l'ambition, par exemple, de réfléchir au business du client, et encore moins à l'innovation. 

Stef Selfslagh : Cela ne concerne pas seulement l'ACC mais aussi Creative Belgium, je pense. Les créatifs réduisent trop souvent la créativité à la créativité de communication. Alors qu'il s'agit d'un réel atout business. Pourquoi ne pas rassembler le plus grand nombre possible de business cases exceptionnels et s'en servir comme exemples, afin de donner un autre sens à la créativité ? 

Marc Fauconnier : Nous devrions en effet faire plus de choses ensemble et nous atteler ensemble à la tâche. Une coopération plus intense serait la bienvenue. Prenons par exemple les awards décernés à Knokke : ils sont éloignés de la réalité commerciale de nos clients. Nous pourrions en faire autre chose qu'une simple remise de prix en créant un momentum avec d'une part les awards, mais aussi des intervenants qui viendraient parler de la valeur économique de la créativité, des entreprises qui changent le monde grâce à l'innovation, etc. D'ailleurs, cela contribuerait aussi à rendre notre profession plus attractive pour les jeunes. Notre monde se rétrécit : nombre de choses que nous faisons sont reprises par les agences médias, par les clients eux-mêmes, par Facebook et autres, le gâteau est divisé en une infinité de morceaux. Mais qualitativement, nous avons perdu de notre impact auprès de nos meilleurs clients. Renversons la vapeur, avec les autres organisations, associations et acteurs de notre marché.

C'est noté. À part cela, pour quels clients aimeriez-vous travailler?

Stef Selfslagh : Pour une maison d'édition, pour enfin vendre les livres comme les produits de valeur qu'ils sont. À l'exception de Das Mag, les maisons d'édition sont des entreprises plutôt paresseuses en matière de marketing : elles continuent à promouvoir leurs livres de la même manière qu'il y a vingt ans. Et elles n'ont aucun discours. Alors qu'elles vendent de magnifiques produits. 

Marc Fauconnier : Il y a 20 ans, j'aurais dit Apple ou Nike, mais aujourd'hui, j'aimerais travailler pour une entreprise industrielle belge comme Solvay ou Umicore. Elles sont issues d'une longue tradition et ont une foule d'histoires à raconter, mais elles sont tellement éloignées des gens ordinaires qui ne les connaissent que comme un investissement du Bel20. Elles devraient davantage se raconter, pas seulement pour vendre plus, mais pour créer une base de soutien social plus large à leur vision de l'avenir. 

Stef Selfslagh : Les annonceurs eux-mêmes sous-estiment souvent l'énorme trésor d'histoires que représente leur entreprise. Ce potentiel est largement sous-exploité. Il s'agit là d'un capital en friche, et très humain. C'est le terrain de jeu idéal pour ce que nous faisons : sortir de notre tour d'ivoire stratégique et formuler notre message dans un langage très accessible et convivial.

Marc Fauconnier : Sans avoir à faire de compromis d'ailleurs, parce que tout ce que nous faisons est sincère et authentique. En ce sens, nous pouvons aussi être un allié pour les agences. Grâce à notre indépendance, nous avons un peu plus d'autorité sur leurs clients et nous pouvons ainsi augmenter leur marge de manoeuvre. De plus, les reportings et autres obligations ne nous empêchent plus de dormir, nous pouvons donc prendre le temps de faire tranquillement notre travail, avec le recul nécessaire. Un avantage supplémentaire pour toutes les parties concernées.

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