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Chère Tara, par Danny Devriendt (MD, IPG/Dynamics)

Dimanche 21 Mars 2021

   Chère Tara, par Danny Devriendt (MD, IPG/Dynamics)

Ça fait un petit moment que je ne t’ai plus écrit. Il faut dire qu’on a été pas mal occupés, tous les deux. Toi à élever tes licornes, du haut de tes cinq ans, tout en construisant des villes en Lego, sans oublier de fabriquer un casque d’astronaute avec des vieux journaux, de la colle et un peu d’alu. De mon côté, j’ai passé beaucoup de temps à te regarder découvrir cette planète et à te protéger des dragons et des cauchemars, tout en continuant à faire tourner l’économie en gardant des clients satisfaits.

On ne s’est vraiment pas beaucoup vus cette semaine. Tu dors pendant que je me balade un sourire aux lèvres dans les allées numériques du plus grand événement d’innovation de la planète : le SXSW. Tu m’as demandé pourquoi ce SXSW me rendait si heureux. Ça m’a frappé. Parce que c’est une réalité : il me rend vraiment heureux. Mais comment savais-tu ça ?

Ça m’oxygène le cerveau

Écouter des personnes pleines d’enthousiasme, d’énergie et de passion parler de leur art, de leur commerce et de leur vision des choses active les vieux neurones de mon cerveau jusqu’au dernier. Découvrir le problème qui les a enthousiasmés et voir comment ils sont parvenus à le retourner et l’analyser avant d’élaborer les moyens d’arriver à une solution, c’est tout simplement fascinant. J’ai appris plus des échecs et réussites de toutes ces personnes aussi intelligentes qu’humbles, que pendant l’entièreté de mes années d’école.

« Tu l’utilises ou tu le perds », a dit Willie Nelson, légende du Texas : si on ne laisse pas son cerveau approcher d’autres neurones et ses points de vue s’opposer à d’autres opinions, le cerveau va se ratatiner jusqu’à devenir une petite cacahuète, Tara. Je ne peux pas laisser faire ça, tu comprends. Toutes ces réflexions glanées au SXSW sont un vrai festin pour mon cerveau.

Ça me rassure

Il y a un tas de choses qui ne vont pas avec la planète que tu commences à découvrir, Tara. Nous, vieux humains, avons créé un fameux bazar. Il y a encore des enfants sans éducation, sans ordinateur, sans internet, sans eau potable, sans nourriture et sans accès à un médecin. Des enfants de ton âge meurent encore parce que des adultes dépensent plus d’argent pour acheter de belles grosses armes et des Rolex en or plutôt que pour nourrir tout le monde.

Tara, des enfants de ton âge, avec une peau aussi douce et fragile que la tienne, mais juste avec une autre nuance de couleur, sont toujours discriminés ou en danger en ce moment même. Parce que des gens disent qu’ils sont différents, "pas comme nous". On les harcèle et on les frappe. On se moque d’eux.

On pollue, aussi : l’air, les rivières, les mers, nos villes et nos corps. On brûle des forêts et tue des arbres. On est occupés à anéantir des espèces entières de plantes et d’animaux à une vitesse vertigineuse. On use lentement cette planète jusqu’à la moelle. On s’en prend à notre Maman, cette patiente Terre Mère qui nous accueille et nous nourrit.

Mais tu sais Tara, ces dernières années dans les différentes allées du SXSW, j’ai trouvé des gens qui n’ont pas abandonné. Ils disent qu’il est possible d’inverser la tendance, pour améliorer les choses et redresser la barre. On peut trouver des solutions, déceler des opportunités et amplifier les forces. J’ai vu des gens prendre position pour le bien de tous, avec une réelle intention d’améliorer la montagne de misères qu’est la vie de certains.

Ça commence avec les astronautes

Oui, les filles peuvent devenir astronautes, Tara. C’est aussi ça que montre le SXSW : la puissance de la diversité et le fait que tout le monde, peu importent l’âge, les origines, la couleur de cheveux, l’orientation sexuelle ou la religion, peut faire une différence. Quand j’ai rencontré Jessica Meir au SXSW il y a quelques années, ça a été une claque. Jessica Ulrika Meir est née en 1977. Elle est professeure à la Harvard Medical School et a terminé un post-doctorat de recherches en physiologie comparative à l’Université de British Columbia. Comme petit intermède, elle a étudié la physiologie et le comportement de plongée des manchots empereurs en Antarctique, ainsi que la physiologie des oies à tête barrée, capables de migrer en passant par-delà la chaîne de l’Himalaya. 

Elle pilote des avions de chasse T38 et a décroché un master en sciences spatiales à l’International Space University. Elle a survécu au programme d’isolement Extreme Environnement Mission Operation de la NASA, alors que moi j’ai déjà du mal à le dire d’une traite. Elle a pris le dessus à la course comme à la réflexion et à l’apprentissage comme à la survie sur une armée de garçons, pour devenir une astronaute. Parce qu’elle savait qu’elle était la meilleure, et elle l’a prouvé. Avoir une personne comme elle raconter cette histoire à des papas comme moi, c’est important pour des filles comme toi, Tara.

Les astronautes sont aussi de vrais magiciens, Tara : quand Jessica Meir pointe la Terre depuis la station spatiale internationale où elle a passé sept mois, elle nous rappelle gentiment à quel point notre planète est aussi petite et fragile qu’elle est incroyablement belle. « C’est sur cette merveilleuse petite boule bleue à la fenêtre que vivent toutes les créatures vivantes que nous connaissons. » Ça fait de l’effet. Parce qu’elle a totalement raison. En nous montrant notre planète depuis l’espace, les astronautes font passer un message de paix, et un appel urgent à l’unité pour sauver ce qui peut encore l’être. 

L’unité dans le mix et le match

Le SXSW me montre aussi qu’on n’arrive à rien tout seul, Tara. Pourtant, on a l’habitude de faire les choses à notre manière. Appliquer les matières qu’on connaît. Reprendre le même chemin. Utiliser la réflexion d’hier pour répondre aux défis de demain. On compte sur nos capacités. Mais en réalité, la magie opère uniquement quand on arrive à s’unir. Quand notre réflexion sort des sentiers battus. Quand on découvre les pensées d’autres personnes, issues d’autres domaines et avec d’autres spécialités, et qu’on applique cette réflexion à notre activité. Le SXSW montre que l’avenir se forge au travers de la collaboration plutôt qu’une spécialisation sans fin. Prendre du recul pour contempler une question dans son ensemble, avant d’en tirer les enseignements et de les appliquer à notre travail, est un art qui se perd.

Le règne des généralistes

Dans son livre "Range, le règne des généralistes", David Epstein montre comment on nous a fait croire que tout qui veut développer un talent, jouer d’un instrument ou être à la pointe de son domaine devrait commencer tôt, s’y consacrer intensément et accumuler la bagatelle de 10 000 heures de formation spécialisée. En réalité, les recherches d’Epstein menées sur les meilleurs performeurs au monde, que ce soient des athlètes professionnels ou des lauréats d’un Nobel, lui ont montré que la spécialisation précoce est l’exception plutôt que la règle. Les meilleurs athlètes, artistes, musiciens, inventeurs, prévisionnistes et scientifiques au monde sont… des généralistes (surtout dans les domaines complexes et imprévisibles). Ils sont aussi plus créatifs, plus flexibles et plus à même de faire des connexions que leurs pairs plus spécialisés n’arrivent pas à discerner.

Ça devrait être obligatoire

Ça devrait être obligatoire, Tara. On devrait être obligé de s’assurer qu’on aura toujours un monde habitable dans quelques années. On devrait emmener les dirigeants, CEO, enseignants, papas, mamans et journalistes à des rassemblements comme le SXSW. Pour les forcer, même si ça n’est qu’une petite semaine, à regarder plus loin que le bout de leur nez pour envisager où les vents actuels nous mènent. Pour les inviter à prendre un moment pour réfléchir à toutes ces nouvelles réflexions. Pour leur insuffler la force de remettre le statu quo en question. Pour les mettre au défi de faire passer la raison avant le profit. La clé de ton avenir est quelque part là-dedans, Tara. Et j’espère que toi, en tant que première princesse-astronaute, tu la trouveras.

Parce que comme l’a bien dit Bertrand Piccard, ta génération va devoir accomplir un fameux exploit : sauver la planète.

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