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Ce monde est blessé, par Bruno Liesse (Polaris)

Samedi 20 Juin 2020

Ce monde est blessé, par Bruno Liesse (Polaris)

Nous sommes dimanche, dit-on joliment dans une figure de style qui tient dans nos deux langues. Mais nous sommes surtout tous anxieux, pour notre avenir, nos proches, notre santé, la terre : nous n’avons pas connu cela depuis la deuxième guerre mondiale, et d’ailleurs, nous n’avons pas connu la deuxième guerre mondiale.

En dehors de mes articles pour Media Marketing, en semaine, je conduis des études comme on dit, et des sondages : je suis désolé, je ne sais faire que ça. Mon dernier coup est lisible dans le magazine, que je vous recommande - je sais à quel point le papier de toilette fut une méga-star du lockdown, mais quand vous en aurez fini avec votre siège, frottez-vous le mental avec de l’édition belge : mieux vaut sentir la fraise de Wépion ou le raisin d’Overijse que la merde internationale, paraît-il.

Ma dernière étude dit que 70% des Belges préfèrent les médias locaux, et 90% ont peur de retomber dans le monde d’avant. Autours des 80% pensent qu’on va se taper une deuxième vague, donc un reconfinement, qu’on va tomber en récession et qu’il y aurait un manque de coordination entre les niveaux de pouvoir en Belgique. Sans blague, vraiment ? Que les instances publiques communiquent mal. Que les gens ne respectent pas les règles. Au fait, les gens, ce sont les autres, bien sûr : vous, votre famille et vos amis, ça va.

Mon étude dit encore qu’on veut acheter du "local-local" et ne plus aller au bureau, qu’on est mieux chez soi même pour bosser. Qu’on préfère sa famille et ses enfants à la tête de son patron… Vous imaginez où la crise nous a fait plonger ? 80% des citoyens pensent tout ça. Après Sartre, David Ogilvy : c’est ta femme, le citoyen. Oui, mon échantillon est représentatif, ne me cherchez pas avec la méthodologie, mon étude est béton. Les gens ne veulent plus de ce monde. Un monde qu’ils ont fait, qu’ils ont payé, voté, aimé. Finito.

J’aime bien Michel Houellebecq parce qu’il ne fait rien pour se faire aimer, et j’en connais un autre. Il nous avait déjà sorti que Nietzsche racontait des bêtises en prétendant que « ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » était douteux. En effet. « J’aurais plutôt tendance à dire que tout ce qui ne me tue pas me blesse, et finalement m’affaiblit », écrivait-il à son contraire préféré, Bernard-Henri Lévy, dans une belle correspondance publique.

Nous sortons tous blessés de cet enfermement, pas plus forts. Même si nous avons redécouvert nos voisins, notre quartier, notre cuisine, le bonheur d’éviter la voiture et de perdre du temps à se connecter plutôt qu’à bouffer son volant.

Houellebecq, ce romancier faussement dépressif - c’est un romancier, comme un publicitaire, il déguise la vérité - nous promet de « revenir dans le monde d’avant, en un peu pire ». Vous savez, je ne veux pas gâcher votre dimanche, mais d’après mes statistiques, on va tous mourir. A partir de là, il ne faut plus paniquer pour rien, et en effet essayer les navet roses ou asperges mauves bios du village d’à côté pour essayer que ça se passe le plus tard possible, en ayant été gentils avec son entourage. Plutôt qu’avec Jeff Bezos, premier trillionaire de l’humanité, grâce au trio gagnant de vos achats depuis dix ans : des chinoiseries, du cartons et des avions. Il fallait manifestement que la terre s’arrête de tourner pour prendre notre première leçon de macro-économie.

Autre leçon : le Big Mac Index sert à évaluer la parité entre des monnaies internationales, c’est un benchmark boursier basé sur le prix d’un hamburger (vous voyez le truc ?). Je propose pour évaluer le degré de déconfinement belge, la vitesse moyenne sur le ring de Bruxelles à 8h, par exemple.

Jeudi matin j’ai entendu sur la Première qu’il était à l’arrêt, le ring : nous y sommes. L’activité a repris. Et nos politiques reparlent déjà d’élections. Et tout le monde, de restructuration - c’est le mot qu’on utilise pour décrire une stratégie d’entreprise quand on n’a pas de stratégie. Un mot qui fait du bien aux actionnaires. J’ai failli avoir peur. Nous revoilà dans le monde d’avant.

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