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Christian Kévers (MediaCom), l'homme discret sur qui on peut compter

Jeudi 17 Mai 2018


Christian Kévers (MediaCom), l'homme discret sur qui on peut compter

Il fait partie des derniers experts encore en activité à avoir connu les départements médias intégrés au sein des agences créatives, les débuts de la TV commerciale, l’émergence des "centrales d'achat", la révolution du GRP et on en passe… Comme un livre d’histoire, Christian Kévers fait partie de la mémoire collective de la publicité. Un monstre sacré du media-planning, un dinosaure aurait-on presque envie de dire. Sauf que le patron de MediaCom n'a rien d'une espèce disparue. Portrait réalisé en février dernier d’un CEO résolument en phase avec les évolutions d'un secteur qu'il suit, accompagne et inspire depuis plus de 30 ans. 
 
Pas moyen d’entrer discrètement dans les bureaux de MediaCom à Auderghem. Depuis la réception, on jouit d’une vue sur toute la plateforme, et c’est donc l’équipe au grand complet qui accueille chaleureusement les visiteurs. « Vous venez voir le chef ? », me demande l’une des collaboratrices de l’agence en souriant. « Il vous attend dans la salle de réunion avec du café. » 
 
Je sais par expérience que Christian Kévers prépare avec grand soin chacun de ses rendez-vous. Il m’a demandé à plusieurs reprises quels thèmes je souhaitais aborder lors de cette entrevue et n’a pas dissimulé son malaise en apprenant que la conversation porterait sur sa personne. Pour m’aider à établir le compte-rendu de son parcours, il a même préparé un petit dossier contenant différents articles et interviews publiés dans la presse professionnelle. 
 
En jetant un coup d’œil à ces coupures de presse Je suis frappé de voir que mon hôte a à peine changé au fil des ans. Il est toujours aussi svelte et prêt à faire la démonstration que rien ne lui échappe. Je le connais depuis si longtemps que mes souvenirs les plus lointains semblent déceler inconsciemment l’odeur d’une pipe, comme indissociablement liée à sa voix.

Soudain, je crois avoir découvert un changement fondamental dans son comportement : « Où est votre pipe, Christian ? Quand avez-vous arrêté de fumer ? » Il répond comme s’il cochait une case au regard d’une question portant sur une attitude dans un questionnaire du CIM : « Jamais ! J’ai acheté ma première pipe à l’âge de 15 ans parce que j’aimais ça, et je n’ai pas changé d’avis depuis. Je ne fume plus la même marque de tabac, mais c’est que bon nombre d’entre elles ont disparu entre-temps. Pour le reste, je me conforme aux nouvelles règles en matière de tabagisme sur le lieu de travail. » Une réponse qui illustre à merveille sa personnalité : fermement attaché à certains principes, il se montre en même temps ouvert aux nouvelles situations et solutions.
 
Une carrière entièrement vouée aux médias et à la publicité
 
« Lorsque, adolescent, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir faire plus tard, j’ai rencontré un jour par hasard Jacques Mercier aux 24h de Francorchamps. J’avais une grande admiration pour cet homme, et je lui ai demandé où il avait fait ses études… J’ai décidé de suivre ses traces en allant étudier le journalisme à l’IHECS, qui était encore basé à Tournai à l’époque. J’ai dû quitter mon village de Dalhem pour louer une chambre d’étudiant en ville. »

Il étudie à l’IHECS de 1971 à 1975, où il fréquente plusieurs camarades qui se feront plus tard un nom dans la publicité. Dont une certaine Anne Lheureux, mieux connue par la suite sous le nom de son mari, Jacques Bataille, lui aussi diplômé de la même école. Au cours de sa formation, il se détourne du journalisme pour se concentrer sur le marketing. Il suit alors un stage chez Masius dans l’équipe de Guy Rossier.

« Je dois beaucoup à Guy. Après mon service militaire, j’ai immédiatement obtenu une place dans son équipe en tant que media-planner. » A l’époque, la majorité des investissements publicitaires allait encore à la presse et à l’affichage. Le jeune Kévers suit de près le développement de la TV commerciale. « Chez IPB, les spots étaient réservés par une inscription au crayon sur de grands tableaux au mur et les tarifs de RTL, répartis en quatre catégories A, B, C et D. L’indice de saisonnalité était indiqué par deux codes de couleur : une période verte et une période rouge… » Après cinq années riches en enseignements chez Masius, il décide de rejoindre Ted Bates en tant que Directeur Média adjoint dans l’équipe de Pierre Hofmans. 
 
Une source d’inspiration
 
« A côté de Guy Rossier, qui a continué à m’impliquer dans l’IHECS en tant que conférencier et assesseur aux examens, Pierre Hofmans a également eu une grande influence sur ma carrière. Il a aiguisé mon intérêt pour les chiffres, les études et les outils de mesure. Aussi brillant qu’un peu paresseux, il suivait toujours la loi du moindre effort en élaborant des formules mathématiques ingénieuses qui amélioraient la rapidité et la performance de nombreux traitements et calculs pour nos plans médias. Il mettait d’ailleurs ces formules et tableaux à la disposition de l’ensemble du marché. Je me souviens par exemple des formules qui permettaient de répartir les campagnes d’affichage en "Forces". Je continue à éprouver une grande admiration pour son inventivité et sa perspicacité. Il a fini par me convaincre que la valeur ajoutée des équipes ne tenait pas uniquement au nombre d’heures prestées, mais aussi à la réflexion et à la créativité au service de l’entreprise et de ses clients. » 
 
Son rythme de travail n’a pas changé depuis plus de 30 ans : il n’arrive jamais au bureau avant 9h30 et n’en repart pas avant 20h. « Au début, j’entendais parfois des gens protester de mon arrivée tardive, mais cela ne me préoccupait pas. Au lieu d’arriver en faisant le moins de bruit possible, je sonnais pour que tout le monde sache à quelle heure je commençais ma journée. » En 1988, c’est chez Grey qu’il sonne, comme Directeur Média. Une agence à laquelle il restera fidèle, malgré plusieurs changements au sein de WPP. Dans ce groupe, MediaCom Belgium fait figure d’exception en raison de son partenariat avec Publicis dans l’actionnariat de Space. « Il y a des raisons historiques à cette construction, et elle fonctionne très bien, à la satisfaction générale. Il s’est vite avéré que Grey ne pouvait pas continuer à s’occuper de l’achat d’espaces. Le marché se complexifiait, principalement en raison de la publication des audiences quotidiennes après le lancement de l’Audimétrie. » L’achat TV, puis celui dans d’autres médias, devenait peu à peu un travail réservé à des experts. C’est ainsi qu’en 1987, Grey et quatre autres agences - Leo Burnett, Impact FCB, Publicis et J. Walther Thompson - décident de mettre en place une structure dédiée uniquement à l’achat média : Space. 
 
« Nous sommes restés fidèles à cette relation, même après la création de MediaCom en 1994 et malgré les remises en question régulières de ce partenariat par le headquarter, surtout après l’acquisition de Grey par WPP en 2005. Notre fidélité à Space est principalement liée à la qualité des services offerts et à la confiance inébranlable qu’elle inspire aux marques des plus grands annonceurs. Le principal atout de Space dans ce marché volatil est la stabilité indéniable de la qualité de ses services. » Les équipes de Christian Kévers se concentrent sur les stratégies médias, suivant un modèle de collaboration flexible avec Space. Le seul inconvénient de cette coopération est parfois le manque de visibilité de MediaCom : il est rare qu’un annonceur pense spontanément à l’agence lorsqu’il organise une compétition d’agences, parce que Space est davantage à l’avant-plan.
 
Engagé pour le secteur 
 
Christian Kévers veut s’investir personnellement pour les gens et la qualité du secteur. Cet engagement sur plusieurs fronts constitue un fil conducteur dans sa carrière. Co-fondateur du GRP (devenu entre-temps CommPass), il est depuis longtemps un membre très actif de la commission Presse et président de la commission Cinéma du CIM dont il a également siégé au conseil d’administration pendant près de 20 ans. Soucieux d’assurer une bonne représentation du secteur et de parfaire les connaissances des annonceurs, il a également travaillé en tant qu’expert média au sein de la commission Presse, Radio & Outdoor de l’UBA et a été orateur à la Media School du GRP. Il exprime son admiration et son respect pour les personnalités fortes et les esprits clairvoyants qui œuvrent au développement de l’expertise média. 
 
« En plus de mes pères spirituels Guy Rossier et Pierre Hofmans, j’aimerais encore mentionner deux autres sources d’inspiration : Ewald Matthys et Joseph Van Den Bulcke. Et puis, il y a les gens avec qui je travaille depuis des années, à commencer par François Chaudoir. Si François a un style différent de celui de Christiane, j’en admire d’autant plus sa façon de donner forme au nouveau Space au sein d’un paysage toujours plus complexe. Il y a aussi deux autres personnes que je tiens à mentionner, deux annonceurs passionnés : Jean-Luc Charlier a appliqué de façon cohérente la culture de P&G aux objectifs de communication et aux stratégies médias ; il a encouragé les media-planners à être plus ambitieux. Quant au regretté Marc Donner, il a sans cesse repoussé nos limites grâce à sa passion pour les marques de D’Ieteren et son intérêt pour les idées nouvelles. » 

Christian Kévers ne vit pas tourné vers le passé. Il lit chaque jour la presse professionnelle et trois quotidiens (Le Soir, La Libre et HLN). « Sur papier », tient-il à préciser. Il suit de près l’évolution du secteur et continue à s’investir pour accroître l’expertise dans les médias. « J’aime mon métier et ce secteur étant en perpétuel changement, la routine n’a jamais le temps de s’installer. » 
 
Garder une longueur d’avance sur les robots
 
Il n’est certainement pas pessimiste quant à l’avenir du secteur, même si certaines tendances le préoccupent. « Quand je reçois du département des achats de sièges lointains, des directives strictes en matière de pourcentage d’investissements dans les médias digitaux et de quotas d’économies à réaliser, je reste perplexe : quelle est la valeur ajoutée de l’expertise dans ce genre de missions ? La semaine dernière, je lisais dans la newsletter de MM que le département marketing de Volkswagen en Allemagne avait recouru pour la première fois à l’IA pour élaborer ses plans médias… Ce test aurait été probant, vu que les choix opérés par l’ordinateur étaient en phase avec les décisions prises par les départements marketing et les stratèges médias au cours des dernières années. Je trouve cela préoccupant. Le paysage média ne cesse de se complexifier et pourtant, il semblerait désormais possible de remplacer les stratèges et les experts par des robots… A la place des jeunes, je me demande si j’opterais encore pour le secteur aujourd’hui. Cela dit, j’aime travailler avec la nouvelle génération. Les jeunes sont certainement aussi passionnés par les médias et la communication que leurs aînés. En même temps, je remarque qu’on ne leur donne pas assez de temps pour élaborer des stratégies adéquates et pour injecter des idées supplémentaires dans leurs recommandations aux clients. »
 
Il poursuit sa réflexion : « Il nous faut répondre de plus en plus vite aux demandes de nos clients et de nos réseaux, ce qui nous empêche souvent d’y apporter tout le soin nécessaire. Pourtant, à long terme, nous ne pourrons procurer une valeur ajoutée aux marques qu’en analysant en profondeur leurs valeurs et besoins. Je conseille toujours à mes jeunes collaborateurs de prendre le temps de se relire, afin d’être bien certains de la portée de chaque terme et de chaque chiffre qu’ils utilisent. Il s’agit d’une exigence minimale pour ne pas verser dans la paresse du copier-coller et garder une longueur d’avance sur les robots. Dans la même logique, je leur suggère de lire chaque jour un quotidien ou un magazine. Je serais heureux s’ils pouvaient ainsi apprendre à apprécier la valeur des informations correctement structurées. J’espère qu’ils sont disposés à écouter les conseils d’un vieux sage des médias fumant la pipe. »